Entreprises à mission : vers une moralisation de l'économie
Le modèle capitaliste classique arrive à bout de souffle. L'émergence des entreprises à mission amène le monde des affaires à repenser le rôle de l'entreprise dans le monde actuel. Elle doit désormais confirmer des objectifs sociaux, sociétaux et environnementaux.
Au début de l'année, tandis que tout le monde partage ses meilleurs voeux et promet de bonnes résolutions, un homme secoue la sphère économique. Larry Fink, dirigeant de BlackRock, plus gros fonds d'investissement au monde (6 000 milliards de dollars à son actif), a rédigé une lettre aux entreprises dont il est actionnaire. Il les exhorte désormais à oeuvrer pour le bien commun.
Selon lui, "toute entreprise doit non seulement produire des résultats financiers, mais également montrer comment elle apporte une contribution positive à la société. Les entreprises doivent bénéficier à l'ensemble de leurs parties prenantes, dont les actionnaires, les salariés, les clients et les communautés dans lesquelles elles opèrent."
Quelques mois plus tard, Marc Zuckerberg s'excuse publiquement et reconnaît sa responsabilité dans le transfert de 50 millions de données privées à la firme britannique Cambridge Analytica. Il a dans la foulée promis de permettre aux usagers de mieux contrôler l'utilisation de leurs données personnelles.
Ces deux exemples concourent vers une nouvelle vision de l'entreprise : elle doit reconnaître ses impacts, prendre ses responsabilités en main et, surtout, acquérir une portée plus morale. "Aujourd'hui, nous sommes arrivés à la fin d'un modèle économique basé, notamment, sur les prédations des ressources, qu'elles soient humaines ou environnementales. Le modèle que nous connaissions jusqu'ici est à bout de souffle : il faut le réinventer et le réorienter", commente Geneviève Férone-Creuzet, cofondatrice associée du cabinet de conseil en stratégie Prophil.
RSE réparatrice à RSE stratégique
Jusqu'alors, les entreprises valorisaient leurs efforts à travers une démarche RSE (responsabilité sociale de l'entreprise). Compenser son empreinte carbone, prévenir les risques professionnels, réduire son empreinte énergétique... Il s'agissait, en quelque sorte, de réparer des cassures à l'échelle sociale ou environnementale.
Désormais, la RSE nouvelle version consiste en une certaine vigilance sur des actes et comportements qui seraient problématiques pour la société et/ou pour l'environnement. "La RSE n'est plus une démarche réparatrice ou anticipatrice. Elle devient un projet stratégique, qui oriente l'identité de l'entreprise, mais aussi son positionnement concurrentiel, son outil industriel, etc.", souligne Bertrand Valiorgue, professeur de stratégie et gouvernance des entreprises à l'École universitaire de Management de Clermont-Ferrand. Bientôt, les entreprises ne feront plus seulement de la RSE : elles s'inscriront dans un collectif où prime l'intérêt social. C'est dans ce contexte que le sujet des entreprises à mission décolle.
En France, l'heure est en effet à réfléchir à un nouveau modèle d'entreprise. C'est d'ailleurs l'un des buts de la loi Pacte (Plan d'Action pour la Croissance et la Transformation des Entreprises) qui propose de redéfinir la finalité et les objectifs de la société. En complément des discussions, Jean-Dominique Senard, président du groupe Michelin, et Nicole Notat, présidente de Vigéo Eiris, ont réfléchi à l'entreprise de demain. Leurs travaux aboutissent à un rapport baptisé "L'entreprise, objet d'intérêt collectif".
Le texte recommande une précision de l'article 1833 du Code civil, inchangé depuis... 1804, à une époque où les entreprises n'étaient encore que de petites manufactures. La phrase suivante aurait pu faire son apparition : "La société est gérée conformément à l'intérêt de l'entreprise, en tenant compte des conséquences économiques, sociales et environnementales de son activité."
Et l'article 1835 du même code reconnaîtrait la possibilité de définir dans les statuts "la raison d'être de l'entreprise constituée", notamment pour permettre l'institution des entreprises à mission. La notion de "raison d'être" fixerait les contours d'une gouvernance durable et responsable.
"Elle incite les dirigeants à poser la question de l'utilité sociale de leur entreprise. La raison d'être permet d'ancrer la structure dans la société. L'objectif n'est pas tant que l'entreprise soit morale, mais plutôt responsable, ajoute Martin Richer, dirigeant du cabinet de conseil Management & RSE. Cette notion doit être un facteur de conduite du changement, pas seulement une obligation juridique. Il faut l'utiliser comme un levier de progrès."
Les rapporteurs Senard et Notat espèrent ainsi adapter le droit à la réalité d'aujourd'hui. L'objectif est de mettre en avant le sens de l'activité des entreprises, de favoriser l'engagement des salariés et de prendre en compte le rôle social des entreprises. Ces dernières ne renoncent ni au capitalisme ni à la recherche du profit, mais inventent de nouvelles formes de gouvernance pour se mettre au service de l'intérêt collectif.
Des dirigeants demandeurs
Les entreprises semblent, quant à elles, ravies de cette perspective. Le cabinet Prophil a réalisé récemment une étude auprès de 623 dirigeants français. Près de la moitié d'entre eux considère qu'il existe un potentiel important des entreprises à mission. Ils sont également près de 70 % à souhaiter la mise en place d'un cadre juridique et fiscal spécifique.
Même s'ils ne sont que 15 % à penser remplir actuellement les critères de l'entreprise à mission, un quart estime qu'ils pourraient le faire à moyen terme. "Ce qui plaît dans l'idée des entreprises à mission, c'est que l'entrepreneur conserve sa liberté : il a la possibilité de choisir sa mission. Il la définit comme il le souhaite. Jusqu'où veut-il aller ? Avec qui ? Comment ? Il en formule les contours. La liberté d'entreprendre n'est à aucun moment remise en cause. Elle reste le meilleur des moteurs, à condition qu'elle soit accompagnée de responsabilités", ajoute Geneviève Férone-Creuzet.
Ce qui inciterait également les dirigeants à sauter le pas de l'entreprise à mission ? Le gain en termes d'innovation et d'image auprès de ses parties prenantes. Une mission formalisée constituera, dans le futur, un avantage compétitif majeur.
"C'est la fin d'une approche purement produit"
Anne-France Bonnet, présidente de Nuova Vista, cabinet de conseil en engagement sociétal
Les efforts en matière de RSE ne suffisent-ils plus ?
Les entreprises, françaises en particulier, ont effectué de réelles avancées en la matière. Mais la RSE demeure un engagement volontaire. Et nous assistons à des tensions grandissantes entre les exigences du système financier et ces politiques de RSE mises en place.
C'est pour cette raison d'ailleurs que l'on a vu apparaître dans certains pays dès 2007, comme les États-Unis, des modèles d'entreprises qui protègent leur engagement social, sociétal ou environnemental via leur inscription dans les statuts. Aujourd'hui, en France, le gouvernement envisage de réviser le Code civil pour repréciser la définition de l'entreprise. Cette dernière ne doit plus uniquement agir pour le bien de ses associés, mais aussi prendre en compte l'ensemble de ses impacts.
La loi Pacte doit donc pouvoir y contribuer ?
L'un des volets du projet de loi Pacte a consisté à mener une réflexion très aboutie sur la contribution de l'entreprise à l'intérêt collectif. Deux propositions entendent modifier le Code civil : cette réécriture renforcera le concept de RSE et valorisera le rôle sociétal de l'entreprise. On peut imaginer que l'enjeu est également de mobiliser les acteurs économiques aux côtés de l'État pour relever les grands défis de demain.
Comment se positionnent les PME dans ce changement ?
Les démarches de RSE formalisées deviendront incontournables. Pour aller plus loin, l'exercice de la formulation collective de sa "raison d'être" peut être un formidable tremplin pour engager les collaborateurs et son écosystème. Avoir une raison d'être, c'est un cap qui fait émerger les éléments-clés d'une stratégie d'entreprise, avec une vision élargie de sa contribution sociétale.
Certaines PME se sont déjà emparées du sujet en rejoignant la "Communauté des Entreprises à mission". Elle rassemble des dirigeants qui, au-delà de se doter d'une "raison d'être", souhaitent l'inscrire dans leur statut, l'évaluer et publier leurs avancées.
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