Sécuriser le transfert de salariés à l'occasion d'une acquisition
Lors d'une opération de fusion-acquisition, il peut être envisagé que les salariés "attachés" à l'activité cédée relèvent du transfert. S'impose-t-il aux salariés ? Ou doivent-ils y consentir ? Dans quels cas ? Et comment obtenir leur adhésion ? [Article paru dans DAF Magazine n°5]
Souvent mal anticipé, lourd de conséquences en termes d'image et financiers, le transfert de salariés nécessite, pour une pleine réussite, un diagnostic juste, analytique et partagé.
Juste, parce que le transfert imposé étant des plus contrôlés, tout transfert requiert, de fait, l'adhésion des salariés.
Analytique, afin de permettre à l'entreprise cédante de bien négocier le prix avec la cessionnaire et de choisir le véhicule juridique approprié.
Partagé, parce que cédante et cessionnaire doivent impérativement piloter le projet, bien communiquer et accompagner les salariés. La sécurisation de ce type de projet est à ce prix.
Les risques pris en cas de transfert "contraint" des salariés
Si, malgré la résistance des salariés et des syndicats, le transfert initié sous l'empire de l'article L. 1224-1 se poursuit, il faut compter avec :
- Une éventuelle assignation en référé des syndicats et/ou du CE devant le tribunal de grande instance, pour bloquer la consultation du CE et/ou obtenir la suspension du projet.
- Une éventuelle assignation au fond des syndicats et/ou du CE devant le tribunal de grande instance pour voir juger que les conditions d'application de l'article ne sont pas remplies. Il y a donc un risque d'instabilité de l'opération économique.
- Une possible saisine du conseil de prud'hommes par les salariés pour voir annuler les transferts et obtenir leur réintégration.
- Les juges n'hésitent pas, deux à quatre ans après le transfert, à ordonner la réintégration des salariés chez la cédante. Cela peut déboucher sur l'échec de l'opération économique, de multiples contentieux et une énorme perte d'argent et d'énergie.
Transfert imposé : un dispositif protecteur de l'emploi dévoyé...
Historiquement, dans le souci de préserver l'emploi des salariés, le législateur a prévu un dispositif imposant le transfert des salariés attachés à l'activité transférée, à la condition qu'il s'agisse d'une entité économique autonome au départ, à l'arrivée et dans la durée. Ce dispositif, qui figurait à l'article L. 122-12 du code du travail, devenu l'article L. 1224-1 du même code, est d'ordre public : son application s'impose à toutes les parties (entreprise cédante, entreprise cessionnaire et salariés).
En complément de ce dispositif, qui s'applique aux contrats de travail, le législateur a prévu, pour les aspects collectifs du transfert, que le statut social d'origine continuera à bénéficier aux salariés transférés pendant un préavis de trois mois et un délai de survie de 12 mois, soit au total 15 mois. À l'issue de ce délai, si aucun accord de substitution n'a pu être conclu, le statut collectif d'origine tombe, mais les avantages individuels acquis et les usages non dénoncés demeurent applicables aux salariés transférés.
... devenu un dispositif contraignant pour les salariés
La sanction des dispositions de l'article L. 1224-1 est très sévère pour les salariés qui ne veulent pas suivre l'activité transférée : ils sont considérés comme démissionnaires. En d'autres termes, leur contrat de travail est rompu et ils n'ont pas droit aux allocations de chômage.
Les grandes entreprises ont rapidement compris qu'en utilisant les dispositions de cet article, elles contraignaient les salariés à accepter le transfert. On peut donc dire que dès qu'un transfert est envisagé, la direction de l'entreprise cédante a le réflexe de recourir à l'article L. 1224-1 du code du travail.
Les évolutions économiques aidant et la concurrence s'internationalisant, les grandes entreprises ont utilisé le transfert pour se défaire de secteurs qui ne faisaient pas partie de leur coeur de métier, par exemple la maintenance du parc informatique ou l'entretien des bâtiments, pour les transférer à des opérateurs spécialisés. C'est ce que l'on a appelé "l'outsourcing". Souvent, les "spécialistes" de l'activité sous-traitée étaient assujettis à une convention collective moins favorable que celle des assurances, des banques, de la métallurgie, de la chimie, de l'industrie du pétrole, etc.
Lire aussi : Transparence salariale : il va falloir s'y mettre !
L'article L. 1224-1 du Code du travail inutilisable ?
Les inspecteurs du travail ont été saisis de réclamations de plus en plus nombreuses par des salariés mécontents. Les juges ont réagi et décidé que les transferts d'activité ne devaient pas être organisés pour priver les salariés du bénéfice d'un statut social favorable (Cass. soc, 18 juil. 2000, n°98-18.037, Sté PerrierVittel France). La presse et les syndicats se sont aussi saisis du problème. Pour preuve, en octobre 2010, la mobilisation de 219 salariés du centre logistique de La Redoute contre le projet de transfert de l'activité routage à la société DIAM, filiale - comme La Redoute - du groupe Redcats, ou bien encore, en janvier 2012, la grève des 43 salariés du pôle TV de Prisma Presse contre le projet de transfert de leur service de réalisation des grilles de trois magazines TV à Plurimedia, filiale de Lagardère.
Par ailleurs, les moeurs ont évolué. Les salariés admettent de moins en moins de se voir imposer un changement d'employeur, voire de lieu de travail. Les syndicats savent agir pour bloquer les consultations puis faire annuler les transferts. Les salariés eux-mêmes n'hésitent plus à engager des contentieux pour faire annuler leur transfert.
En définitive, le mouvement s'est inversé. Le dispositif conçu à l'origine pour protéger l'emploi est maintenant devenu l'objet d'un contrôle étroit pour vérifier qu'il n'est pas abusivement exploité : est-on en présence d'une entité économique autonome au départ ? À l'arrivée ? Dans la durée ? Il est devenu pratiquement impossible d'organiser un transfert en application de l'article L. 1224-1 du code du travail si la collectivité des salariés et les syndicats ne sont pas convaincus de son applicabilité. En d'autres termes, les entreprises se trouvent dans une grande insécurité juridique.
À lire aussi : De quelques difficultés liées aux modalités de poursuite de contrats de travail transférés.
Faire adhérer les salariés au transfert
Lorsqu'il n'est pas évident pour tous que les conditions d'application des dispositions de l'article L. 1224-1 sont réunies et que, de ce fait, son application risque d'être contestée, la conduite du projet de transfert repose sur l'implication en amont de l'entreprise cédante puis sa collaboration avec la cessionnaire. Avec un objectif : obtenir l'accord des salariés de l'activité cédée.
Un système avantageux pour l'entreprise cessionnaire
Dans ce cadre, le transfert va devenir plus compliqué pour l'entreprise cédante (entreprise A), puisqu'elle va devoir obtenir l'accord des salariés qu'elle souhaite transférer à la société cessionnaire de l'activité (entreprise B). En revanche, le transfert va devenir plus facile pour l'entreprise B sur le plan individuel : au lieu de devoir maintenir les attributions du salarié en l'état, elle va pouvoir immédiatement les adapter à son organisation et à son projet. Elle pourra accompagner cette adaptation d'un ajustement du système de rémunération du salarié, notamment si les salaires de l'entreprise A sont plus élevés que ceux de l'entreprise B et négocier avec l'ancien salarié de A un plan d'ajustement qui permettra de répondre aux critiques sur l'inégalité de traitement. Enfin, elle n'aura pas à ouvrir de négociations en vue de la conclusion d'un accord de substitution : le salarié se verra immédiatement appliquer le statut collectif de l'entreprise B. En d'autres termes, l'entreprise B bénéficiera d'une dynamique opérationnelle immédiate.
Pour aller plus loin, consultez l'article Reprendre une entreprise à la barre du tribunal.
Le rôle de l'entreprise cédante
Le premier devoir de l'entreprise A est de déterminer quels sont les salariés "clés" sans lesquels le transfert serait privé d'effet et de valeur, puis quels sont les "leaders d'opinion" qui entraînent les autres (cadres, syndicalistes, autres...), et, ensuite, de vérifier si ces salariés seront ou non favorables au transfert.
Afin de le déterminer et de vérifier, de façon plus générale, si les salariés vont être avantagés ou désavantagés par le transfert, l'entreprise doit répondre aux questions suivantes : leur temps de transport va-t-il augmenter ou diminuer ? Leur rémunération globale va-t-elle croître - en raison par exemple d'un meilleur accord d'intéressement ou de participation - ou décroître ? Leur couverture sociale et, plus globalement, leurs avantages sociaux vont-ils se renforcer ou s'affaiblir ? Leurs perspectives d'évolution de carrière vont-elles être meilleures ?
L'entreprise A devra également vérifier si, en raison de leur spécialité, les salariés sont en mesure de retrouver facilement un emploi s'ils ne souhaitent pas suivre ou, au contraire, s'ils sont prêts à "faire un effort" pour conserver leur emploi chez B.
Attention aux salariés protégés
C'est à ce stade aussi que doit être examinée la question des salariés protégés : délégués du personnel, membres de la DUP ou du CE, membres du CHSCT, délégués syndicaux, représentants au CE et représentants de la section syndicale, sans oublier les conseillers du salarié et les conseillers prud'hommes.
Une realpolitik à mener à deux
Pour que le transfert fonctionne, les salariés doivent pouvoir vérifier que leurs intérêts sont respectés. Les entreprises A et B devront donc travailler en commun en vue d'établir un état de comparaison clair de la situation des salariés avant/après le transfert sur tous les aspects qui les intéressent, sans hésiter à montrer les avantages et les inconvénients de B par rapport à A. Ils devront éclairer les salariés, leur donner envie et les rassurer sur tous les sujets : sort de leurs congés payés, reprise d'ancienneté ou non, sort des prêts personnels et/ou immobiliers consentis par A, niveau des oeuvres sociales...
Si les inconvénients sont plus importants que les avantages, A et B devront trouver le moyen de les "gommer", par exemple en acceptant une modification des horaires de travail, ou de les indemniser financièrement, étant ici précisé qu'il est plus dynamique que l'indemnisation prenne la forme d'un welcome bonus payé par B, même si cela n'est que facial. A et B devront également trouver le moyen de rassurer les salariés si, par exemple, l'entreprise A est en difficulté ou que le repreneur B n'est pas un grand nom. Dans ce cas, les syndicats et les salariés demandent souvent des clauses de garantie d'emploi d'un à deux ans au repreneur B ou un droit de retour chez A de la même durée.
En cas de contraintes trop importantes pour les salariés...
C'est à ce prix que les salariés, éclairés et rassurés, accepteront de signer une convention tripartite avec les entreprises A et B qui mettra fin à leur contrat chez A et vaudra contrat de travail avec B. Les deux entreprises devront être réalistes et accepter de traiter à part le cas des salariés dont les contraintes (par exemple la durée de transport) augmenteront objectivement de façon trop importante pour qu'ils puissent aller travailler chez la cessionnaire.
Si l'analyse de la situation conduit à la conclusion que les salariés nécessaires à l'entreprise B ne se déplaceront pas volontairement et que leur transfert est essentiel à l'avenir du projet économique des deux sociétés, il deviendra nécessaire de repenser la situation et, par exemple, d'envisager la filialisation par A de l'activité puis, après un certain délai, d'en céder le contrôle à B...
Deux décisions essentielles en matière de transfert
Ajustement du périmètre avant transfert
L'entreprise A avait le projet de céder un département d'électronique médicale exploitant deux activités assurées indistinctement par les mêmes salariés. Les règles de droit européen anti-trust le lui interdisant, A s'est trouvée contrainte de procéder à la cession séparée de chacune des deux activités du département à deux repreneurs distincts.
À cet effet, elle a créé, en vue de la cession, deux structures différentes. La Cour de cassation a décidé que les conditions d'application de l'article L. 1224-1 n'étaient pas remplies, car ces structures avaient été créées artificiellement et n'avaient pas d'activité économique autonome antérieure au transfert. En d'autres termes, les ajustements de périmètre réalisés avant les transferts, pour les "sécuriser", peuvent au contraire être considérés par les juges comme une preuve que les conditions d'application de l'article L. 1224-1 ne sont pas remplies (Cass. soc, 3 mars 2009, n°07-44.653).
Exemple du contrôle des juges en matière de transfert
Les faits étaient les suivants : une entreprise B succède à une entreprise A pour l'exécution d'un marché de collecte d'ordures ménagères. La convention collective applicable aux deux entreprises prévoit que, dans ce cas, les salariés de A sont transférés à B. La Cour de cassation écarte l'application de la disposition de la convention collective et décide qu'" un changement d'employeur, qui constitue une novation du contrat de travail, ne s'impose au salarié que si les conditions d'application de l'article L. 1224-1 du code du travail sont remplies".
En d'autres termes, si les conditions d'application de l'article ne sont pas remplies, l'accord écrit du salarié est nécessaire, peu importent les dispositions de la convention collective (Cass. soc, 3 mars 2011, n°08-41.600).
L'auteur
Anne-Marie Dupuy, avocate au barreau de Paris, associée gérante de Dupuy & Associés.
Dupuy & Associés est un cabinet spécialisé en droit social, actif tant en conseil qu'en contentieux. Proche des dirigeants d'entreprise, respecté des partenaires sociaux, Dupuy & Associés, alternative de qualité aux grandes structures, s'attache à travailler dans la durée aussi bien avec des PME que des grandes entreprises ou des filiales de sociétés étrangères.
Pour allez plus loin, consultez le dossier dédié à la cession d'entreprise : Vendrez, oui, mais à qui ?
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