IA et droit social : quels risques dans les entreprises ?
Adaptation des salariés, formation, charte d'utilisation... l'IA se démocratise dans les entreprises et soulève de nombreuses questions juridiques. Eclairages avec Anna-Christina Chaves (droit social) et Elisabeth Marrache (IP/IT et protection des données) chez Addleshaw Goddard.

Anticiper les risques liés aux usages de l'IA dans l'entreprise, l'enjeu est de taille pour les services RH et les managers. Les fonctions métiers sont touchées de plein fouet par la digitalisation de leurs outils de travail. Comment gérer les risques inhérents que peuvent engendrer l'utilisation des outils IA dans les processus de recrutement et le management des collaborateurs ?
L'IA et le recrutement, quels risques ?
Les outils de recrutement sont d'ores et déjà classés comme des systèmes à haut risque selon le règlement européen sur l'IA. « Cette classification implique des obligations strictes en matière de surveillance et de conformité. Ainsi des outils utilisés pour évaluer les candidatures, les promotions, la gestion des licenciements ou encore la performance des employés, nécessitent une attention particulière afin de limiter les risques de biais, de discrimination et d'atteinte aux droits fondamentaux », nous précise Elisabeth Marrache avocate spécialiste IP/IT et protection des données chez Addleshaw Goddard.
En ce qui concerne le droit du travail et l'intelligence artificielle (IA), certains employeurs ne se sont pas encore pleinement emparés du sujet. « Pour eux, l'IA reste un moyen d'exécution du travail, plutôt qu'un enjeu juridique central. Pourtant, une étude révélait que 22 % des salariés avaient déjà utilisé une IA, mais que 55 % ne l'avaient pas signalé à leur supérieur hiérarchique. Cela illustre bien à quel point les entreprises et les salariés n'appréhendent pas encore pleinement ses implications », souligne Anna-Christina Chaves, avocate associée droit social chez Addleshaw Goddard.
En effet, l'IA s'est d'abord développée en marge du droit du travail, notamment avec les plateformes numériques, où les algorithmes évaluent, tracent et notent les prestations des travailleurs. Aujourd'hui, elle s'infiltre progressivement dans l'entreprise traditionnelle, mais dans un flou juridique et une forme d'anxiété collective face à son potentiel disruptif. « L'une des principales craintes liées à l'IA dans le monde du travail reste la suppression massive d'emplois. L'article L.1233-1 du Code du travail définit les motifs de licenciement économique, incluant les mutations technologiques, ce qui signifie qu'une entreprise pourrait justifier des licenciements massifs en raison de l'intégration d'une IA. Ce point, particulièrement angoissant pour les salariés, est déjà soulevé par une partie de la doctrine qui réclame la mise en place garanties pour éviter une substitution massive de la main-d'oeuvre humaine par des systèmes automatisés », précise-t-elle.
Aujourd'hui, l'IA est présente, utilisée, mais encore sous-estimée dans ses impacts réels sur l'organisation du travail et les droits des salariés. « Le défi sera de réguler son usage pour éviter que la responsabilité des entreprises ne soit mise en cause en cas de licenciements de grande ampleur, sans accompagnement ni anticipation sociale », estime l'experte.
L'IA accélère-t-elle la mutation du travail ?
L'introduction de l'intelligence artificielle doit être impérativement accompagnée par un système de formation efficace, permettant aux salariés de monter en compétences et de se repositionner sur des postes moins répétitifs et plus valorisants. Alors, son impact restera maîtrisable. « Un enjeu majeur repose sur la capacité des entreprises à définir suffisamment en amont une politique de gestion des emplois et des parcours professionnels (GEPP) répondant aux besoins des organisations dans leur rapide évolution. Cependant, si les prévisions les plus alarmantes s'avèrent justes - certaines estimations évoquent 60 % des emplois touchés - alors l'onde de choc sociale pourrait être d'une ampleur inédite », analyse Anna-Christina Chaves. Face à cette révolution technologique, l'enjeu sera donc « de mettre en place des dispositifs de transition adaptés, capables d'absorber le choc et d'éviter que l'IA ne se traduise par une fracture massive sur le marché du travail ».
Dans les organisations se pose la question de comprendre comment ces nouveaux outils d'IA sont réellement utilisés et pour quelles finalités, alors qu'ils sont déployés depuis un certain temps sans véritable encadrement. « Jusqu'à présent, leur usage était principalement observé sous l'angle de la protection des données personnelles et du RGPD, mais la nouvelle réglementation ajoute un cadre supplémentaire. Les entreprises avancent progressivement, en intégrant d'abord l'IA pour automatiser des tâches répétitives, puis s'efforcent de réaliser en parallèle une analyse plus approfondie des outils plus sensibles », explique Elisabeth Marrache.
La formation des équipes, un sujet clé
Ainsi, la formation est un sujet clé notamment face au phénomène du Shadow AI, c'est-à-dire l'usage discret d'outils IA par les salariés sans validation officielle. « L'objectif n'est pas d'interdire, mais d'accompagner et de structurer ces usages, notamment via des programmes de formation obligatoires (article 4 du RIA). Le répertoire vivant pour favoriser l'apprentissage et l'alphabétisation en IA récemment publié par le Bureau de l'IA, compilant les pratiques en cours des signataires du Pacte sur l'IA apporte une aide précieuse sur le sujet », détaille l'experte. D'ailleurs, bien souvent la maîtrise de ces outils devient un critère dès la phase de recrutement. « Bientôt, on ne demandera plus si un candidat sait utiliser Excel ou PowerPoint, mais s'il est à l'aise avec l'IA et comment il l'exploite », indique-telle.
Pour l'avocate un décalage persiste entre les entreprises bien équipées pour former leurs employés et celles qui n'ont pas encore les ressources pour structurer du e-learning ou assurer un suivi régulier des usages. « L'enjeu n'est donc pas seulement technique, mais aussi pédagogique et organisationnel, avec une nécessité croissante d'intégrer l'IA de manière contrôlée dans les pratiques professionnelles », ajoute-t-elle.
Un marché de l'emploi à deux vitesses
L'IA va-t-elle creuser les écarts entre les entreprises déjà en ordre de marche et celles qui n'ont pas encore appréhendée les atouts de cette technologie ? « Je crains que le marché de l'emploi évolue à deux vitesses face à l'essor de l'intelligence artificielle. D'un côté, les grandes entreprises, qui auront les moyens et la volonté de former en continu leurs salariés, leur permettant ainsi de développer les compétences nécessaires dans un environnement de plus en plus automatisé. De l'autre, les PME et TPE, où la formation à l'IA risque de ne pas être une priorité, faute de ressources ou d'obligations légales », analyse Anna-Christina Chaves.
Pour l'instant, il n'existe aucune obligation systématique de formation sur l'IA pour toutes les entreprises, sauf dans certains cas spécifiques liés à la GPEC ou à la GEEP pour celles de plus de 300 salariés. « Le Code du travail ira sans doute plus loin en imposant un cadre réglementaire plus strict sur la formation à ces outils. Comme toujours, le droit accompagne l'évolution technologique, mais il reste à voir dans quelle mesure il imposera un réel niveau d'égalité face aux transformations du travail », conclut-elle.
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