[ITW] « La mission du directeur financier n'est pas la même en période de croissance ou de ralentissement » - Nicolas Retailleau (CFO de Beneteau)
À 45 ans, Nicolas Retailleau est à la tête de la direction financière du Groupe Beneteau, entreprise française du nautisme de plaisance. Ses principaux défis : accompagner la transformation du business model du Groupe Beneteau vers une économie d'usage et être à la hauteur des enjeux de la CSRD.
Quel a été votre parcours avant d'arriver chez Beneteau ?
J'ai commencé ma carrière professionnelle en intégrant directement Valeo à la sortie de mon école de commerce (Audencia). J'y suis resté treize ans, en naviguant dans différentes fonctions et dans différents pays : contrôle de gestion industriel, contrôle de gestion R&D, contrôle de gestion commerciale, puis corporate. Ensuite, j'ai pris la direction financière d'une usine, puis de plusieurs usines. J'ai accédé à des postes de direction financière de plusieurs lignes de produits. J'ai évolué en France, en Espagne, au Mexique, aux États-Unis et en Belgique. Ces treize années ont été intenses, dans une entreprise très structurante pour les métiers de la finance. J'ai ensuite eu envie de voir autre chose et de découvrir un autre secteur. J'ai intégré le Groupe Galeries Lafayette pendant cinq ans, comme directeur financier de la branche Grands magasins. Il y avait un défi intéressant au niveau de la restructuration de la fonction finance. J'ai appris énormément de choses avec une expérience totalement différente de celle vécue chez Valeo. Dans les deux cas, j'avais une centaine de personnes en management direct. Chez Valeo, elles étaient réparties sur cinq continents, alors qu'aux Galeries Lafayette, tout le monde travaillait au même endroit. Le mode de management était donc fondamentalement différent. J'ai été recruté chez Tarkett, spécialiste des revêtements de sol et des surfaces sportives, en tant que contrôleur financier du groupe, adjoint du Daf. Jusqu'ici j'avais oeuvré uniquement dans la finance opérationnelle, sans jamais toucher vraiment à la communication financière, au sujet de la structuration de dette, par exemple. Avec Tarkett, j'ai pris mes marques sur un nouveau terrain de jeux, ce qui m'a permis de compléter mes compétences. J'ai, par exemple, participé à un projet de retrait de cote de la Bourse (NLDR : qui ne s'est finalement pas finalisé).
Et donc, il y a deux ans, vous avez signé avec le Groupe Beneteau. Qu'est-ce qui vous a séduit dans cette entreprise ?
Le choix de rejoindre Beneteau a été à la fois facile et difficile. Facile, parce que cela me permettait de faire le lien avec ma passion pour le nautisme. Je suis originaire de Vendée et je suis fasciné par cette entreprise depuis que je suis gamin. Je ne peux pas dire que j'ai toujours su que j'en serais un jour le directeur financier. En revanche, depuis mon enfance, j'avais cette envie d'y travailler un jour ou l'autre. Et puis, il y avait ce magnifique projet de rayonnement international d'un groupe français. L'entreprise exporte près de 85 % des bateaux fabriqués en France, sachant que la France représente les 2/3 de notre activité industrielle dans le monde. C'est un symbole important auquel je suis personnellement attaché. J'avais très envie d'apporter ma pierre à la pérennité de cette entreprise et de son projet. Néanmoins, cela a nécessité de faire un autre choix de vie, puisque nous vivions à Paris. C'est une décision qui s'est donc prise en famille.
Vous êtes arrivé chez Beneteau à l'automne 2022 comme directeur financier de la division Bateau. Un an plus tard, vous avez endossé la casquette de directeur financier Groupe et vous avez pris la succession directe de celui qui est devenu le directeur général de l'entreprise. Est-ce une posture facile à endosser ?
Ce n'est pas la première fois que cela se produit dans ma carrière et effectivement, ce n'est pas forcément une posture facile. La différence, cette fois-ci, c'est que je connaissais depuis longtemps Bruno Thivoyon, directeur général du Groupe, puisque j'avais travaillé avec lui chez Valeo. Cela permet de s'ajuster plus facilement. Mais au vu du nombre de dossiers et de projets que nous menons, cela nous a forcément amenés à nous répartir les responsabilités assez rapidement. (NDLR : Il pilote une équipe d'une centaine de personnes).
Jusqu'à ce début d'année, vous avez connu une période particulièrement florissante pour l'entreprise, mais la situation semble désormais se tendre. Le Groupe Beneteau et ses 8 000 collaborateurs sont-ils en difficulté ?
Non, certainement pas. Le marché du nautisme de plaisance est fait de hauts et de bas, il s'agit d'un marché intrinsèquement cyclique. Le Groupe Beneteau célèbre cette année son 140e anniversaire ; en 140 ans d'histoire, l'entreprise a nécessairement traversé de nombreuses accélérations et des ralentissements. Après la Covid, nous avons bénéficié d'un momentum exceptionnel avec quatre exercices hors norme entre 2020 et 2023. Cela nous a permis de renforcer notre Groupe et d'établir une stratégie pour les dix ans qui viennent. Cette stratégie a été construite en anticipant le fait qu'il y aurait forcément des inflexions du marché. Cela a commencé dès 2024. En tant qu'acteur historique du secteur, notre Groupe a l'expérience de cette réalité structurelle, ce qui nous permet de nous projeter sans difficulté au-delà de ce retournement de marché temporaire.
Dans le détail, 2023 a été une année record pour le Groupe Beneteau, avec un chiffre d'affaires de 1,784 milliard d'euros (+18,3 % par rapport à 2022, qui était déjà une excellente année) et un résultat opérationnel courant à 240 millions d'euros (+59,2 %/2022). Le premier trimestre 2024 affiche, lui, un recul de 39 % par rapport à la même période l'an dernier. L'amplitude paraît importante. Qu'est-ce qui explique ces mouvements ?
En post-Covid, nous avons assisté à un engouement pour les loisirs. Après plusieurs mois de confinement, les gens ont eu envie de tourner la page et se sont tournés vers les vacances de manière générale, les résidences secondaires, mais aussi vers la navigation, ce qui a conduit à une explosion du marché et à une accélération de la croissance. Après avoir eu le vent dans le dos au cours de ces trois dernières années, nous entrons dans une phase moins dynamique en raison d'une combinaison de plusieurs facteurs : l'inflation, la hausse des taux d'intérêt et enfin l'incertitude politique et géopolitique assez généralisée. La guerre au Moyen-Orient, les élections aux États-Unis créent de l'instabilité qui se ressent nettement sur notre activité.
Quelle a été la réaction de l'entreprise face à cette situation ?
Nous adaptons notre structure. Ainsi, nous avons récemment réorganisé notre division Bateau, qui est désormais structurée par segment, autour de trois domaines d'activité : Voile (monocoque et multicoque), Dayboating (petits bateaux à moteur de 6 à 12 mètres et navigation à la journée) et Real estate on the water (grands bateaux à moteur de 12 à 24 mètres). Nous sommes le seul acteur du secteur à être présent sur autant de segments du marché, ce qui fait de nous l'unique « multispécialiste » du nautisme. Nous développons une stratégie et une organisation propre à chacun de ces segments, alors que, jusqu'ici, nous avions une division Bateau, globale, et une division Habitat. Nous adressions donc de la même façon un client qui achète un bateau à 80 000 dollars pour naviguer sur un lac aux États-Unis, qu'un client qui achète un catamaran de 24 mètres. En spécialisant notre organisation, notre objectif est de continuer à croître sur chacun des trois segments tout en étant toujours au plus près des attentes de nos clients et d'un marché en pleine évolution.
Comment la fonction finance accompagne-t-elle cette mutation ?
Nous devons adapter notre manière de fonctionner, moduler les indicateurs que nous suivons pour chacun de ces marchés et mieux répartir nos ressources afin d'être de vrais « business partners » pour les trois managers qui ont été nommés à la tête de chaque domaine d'activité : Clément Himily pour l'activité Voile, Yannick Madiot pour l'activité Dayboating et Michelangelo Casadei pour l'activité Real estate on the water.
Dans la perspective de cette année 2024 un peu plus complexe, avez-vous dû activer de nouveaux leviers de financement ou d'optimisation de la trésorerie ?
L'histoire de l'entreprise et ces dernières très bonnes années ont permis de conforter nos positions financières. Il n'y a donc pas de sujet de financement. Cependant, il est évident que la mission du directeur financier n'est pas tout à fait la même en période de croissance et en période de ralentissement. En croissance, on gère de l'efficience de production et de la visibilité à long terme. Dans ce nouveau contexte de décélération, l'enjeu est d'optimiser notre BFR opérationnel. Nous allons nous focaliser sur des indicateurs un peu différents. Nous allons être particulièrement vigilants aux acomptes, par exemple.
Beneteau déploie, depuis quelques mois, un nouvel ERP. Quels sont les enjeux ?
Le premier déploiement a été fait fin 2023 sur le site de Monfalcone, en Italie. Début 2025, nous démarrerons sur notre site de Bordeaux, qui est notre plus gros site. Puis nous enchaînerons sur le reste des sites français. C'est un projet de transformation fondamental pour lequel l'entreprise avait assez peu investi depuis 30 ans. L'enjeu est important, car l'entreprise a grossi au fil des années par croissances externes. Cet ERP permettra de parler un langage commun. D'ici trois ans, il devrait être déployé sur l'ensemble du périmètre actuel. Pour la finance, il s'agit d'un élément structurant qui permettra de nous améliorer sur la qualité de l'information, le contrôle interne, les délais de clôture... Ce n'est pas neutre, car nos délais actuels de clôture sont relativement longs. Nous publions aux limites des dates légales : par exemple, les résultats du premier semestre sont publiés fin septembre, la limite acceptable par le marché. Ce n'est pas dramatique, puisque nous avons un actionnaire principal qui nous fait confiance, mais pour la communication financière, ce n'est pas optimal. Aujourd'hui, la clôture de gestion se fait en trois semaines, l'objectif est d'arriver à une semaine. Ce nouvel ERP nous permettra d'avancer de manière significative sur ce chemin. C'est important pour le pilotage du BFR par exemple, et globalement pour apporter une meilleure plus-value à la gouvernance de l'entreprise dans sa prise de décision. Pour la communication financière, ce ne sera pas pour tout de suite, bien entendu, mais l'objectif est de réussir à publier fin juillet les résultats du premier semestre.
Vous avez formé votre équipe à la Fresque du climat. Pour quelles raisons ?
Je l'avais déjà fait deux fois avant d'arriver ici. J'ai constaté, en prenant mes fonctions ici, que l'équipe finance était finalement assez éloignée de ces problématiques alors que ce train était parti, dans le reste de l'entreprise, depuis quelques années. Le groupe Beneteau travaille sur de nouveaux matériaux, une organisation et une production plus vertueuses. C'est incontournable, nous sommes sur un secteur de loisirs assez sensible. Lors de la présentation des résultats 2023, par exemple, nous avons passé autant de temps à parler des résultats financiers que des résultats extra-financiers. L'entreprise avance vite sur cette question, la fonction finance se doit d'être à la hauteur, avec en bout de ligne un enjeu de communication, d'image et d'attractivité.
Êtes-vous prêts pour la CSRD ou cela va-t-il se faire dans la douleur ?
C'est évidemment une législation qui demandera beaucoup d'efforts et de responsabilité, pas seulement à nous, mais à toutes les entreprises françaises. Le régulateur en demande beaucoup, mais c'est nécessaire. À titre personnel, en tant que consommateur, le greenwashing de certaines entreprises, je n'en veux plus. En tant que directeur financier, cela m'impose des contraintes, mais elles vont dans le bon sens et s'inscrivent dans ce que nous mettons déjà en place. Nous produisions déjà une Déclaration de performance extra-financière (DPEF) depuis quelques années et nous nous faisons accompagner. Cette CSRD viendra documenter notre communication RSE, qui est abondante. Aujourd'hui, la CSRD semble parfois effrayer, mais finalement, cela me rappelle l'époque où, jeune diplômé, je voyais une crainte presque similaire concernant les normes IFRS. Désormais, ce n'est plus un sujet, tout le monde est rentré dans le rang et s'est mis en situation de répondre correctement à ces nouvelles normes. Pour la CSRD, il en sera probablement de même.
Comment travaillez-vous à l'attractivité de la fonction finance du Groupe Beneteau ?
C'est un vrai sujet, car le groupe est implanté en Vendée, dans des zones où il n'est pas si aisé de constituer une équipe financière de cette taille. L'équipe en place est extrêmement compétente et il faut soigner l'attractivité du groupe pour continuer d'attirer les bons profils. C'est un sujet auquel je suis très sensible et c'est pour cela que nous entretenons des partenariats avec les écoles, comme Audencia pour développer autant que possible la visibilité et l'attractivité du Groupe Beneteau.
Quels sont vos projets pour les prochaines années à votre fonction ?
J'ai un gros défi devant moi : celui d'accompagner l'entreprise dans le déploiement d'une économie de l'usage qui s'est matérialisée l'année dernière par une croissance externe. Demain, notre business model ne reposera plus uniquement sur la production et la fourniture de bateaux à nos concessionnaires. Le projet est passionnant, car il s'agit d'un modèle complètement différent.
Le Groupe a d'ores et déjà procédé à plusieurs opérations de croissance externe dernièrement, autour de la location courte durée, par exemple. On entend faire de Wiziboat un acteur majeur de ce marché. Nous avons aussi investi, de manière minoritaire cette fois, dans une entreprise proposant de la personnalisation de grands bateaux. L'idée générale de cette stratégie est d'aller au-delà, dans notre écosystème, de la simple construction nautique. Ma mission en tant que directeur financier consistera à construire et analyser de nouveaux indicateurs pour développer la contribution de ces nouvelles activités.
Dans cet agenda chargé, réussissez-vous à préserver un équilibre de vie satisfaisant ?
Le métier de directeur financier est exigeant et il est nécessaire, à mon avis, de bien se connaître pour réussir à
définir son propre degré de tolérance ou son point d'équilibre. Personnellement, j'essaie d'équilibrer sur l'année les périodes denses avec des périodes moins intenses. Avec l'expérience, je pense que cet exercice d'équilibriste est plus facile. Aujourd'hui, j'occupe probablement le poste qui a jusqu'ici nécessité le plus d'engagement de ma part, et pourtant, je n'ai jamais aussi bien réussi à équilibrer ma vie familiale et ma vie professionnelle.
Un conseil pour un jeune Daf qui arrive sur son premier poste ?
Mon premier conseil serait de toujours se souvenir qu'il n'est pas seul et qu'il peut probablement s'appuyer sur un réseau. Ce conseil est valable pour toute la carrière. Très récemment encore, j'ai appelé mon ancien patron sur une question pour laquelle j'avais besoin d'une expertise précise. Deuxième conseil : n'avoir aucune certitude, être toujours aux aguets de ce qu'il va se passer. Par construction de notre métier, nous sommes toujours les yeux dans le rétroviseur, mais notre mission est aussi d'anticiper l'avenir. Il faut donc se garder du temps pour regarder les signaux du futur, sans a priori et sans certitude.
Comment envisagez-vous la suite de votre carrière ?
Question très difficile, car Beneteau a vraiment été un choix de coeur. J'ai 45 ans, il y aura forcément d'autres projets, mais vous dire quoi aujourd'hui, c'est impossible. Il s'agira très probablement de quelque chose de très différent. En tout cas, la barre est haute !
REPERES
Activité : Bateaux, habitat de loisirs, services
Forme juridique : Société Anonyme à Conseil d'Administration
Siège social : Saint-Gilles-Croix-de-Vie
Directeur général : Bruno Thivoyon
Présidente du Conseil d'Administration : Catherine Pourre
CA 2023 : 1,785 milliard d'euros
Nombre de salariés : 8 130 collaborateurs dans le monde
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