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L'Europe face au défi de la politique de défense commune et l'innovation militaire

Publié par Emmanuel Millard, Stéphane Bellanger, Michel Bouvier le - mis à jour à

Emmanuel Millard, VP IAE Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Secrétaire général ENDRIX, Expert-Comptable, Stéphane Bellanger, expert-comptable & conseil et Michel Bouvier Président de FONDAFIP, Directeur de la Revue Française de Finances Publiques livrent une tribune exclusive sur les enjeux financiers à mettre en place pour soutenir une éventuelle "économie de guerre"...

L'innovation rapide et l'intégration des technologies civiles dans la défense ne sont plus de simples options stratégiques pour l'Europe : elles sont devenues des impératifs pour sa souveraineté. La guerre en Ukraine a mis en lumière un nouveau paradigme : drones civils convertis en armes de précision, intelligence artificielle appliquée au renseignement, logiciels de coordination des troupes développés en temps réel, etc. Pendant ce temps, l'Europe, malgré son expertise industrielle et ses budgets de défense en hausse, peine à adapter ses structures institutionnelles et ses processus d'acquisition pour suivre le rythme effréné imposé par les Etats-Unis, la Russie et la Chine.

L'Europe peut-elle dépasser ses contraintes institutionnelles et budgétaires pour devenir un acteur majeur de l'innovation militaire ? Répondre à ce défi suppose une refonte en profondeur de son approche, de son modèle de gouvernance financière publique et de ses processus de coopération entre États et entreprises.

L'Ukraine : un laboratoire de la guerre moderne

Depuis 2022, l'Ukraine a montré qu'une approche agile et pragmatique pouvait compenser certaines limites en matière d'armement traditionnel. Plutôt que de s'appuyer exclusivement sur des chars lourds et des systèmes d'armes complexes, elle a su intégrer rapidement des technologies civiles à des usages militaires : les drones civils modifiés des modèles grand public (DJI, Autel) ont été adaptés pour des missions de reconnaissance, de ciblage et même d'attaques kamikazes), Des systèmes numériques avancés (l'application Delta - un système de gestion de champ de bataille développé par l'Ukraine permet une coordination en temps réel des forces armées), Satellites commerciaux (l'accès aux images de Starlink et de Planet Labs a révolutionné la planification militaire, réduisant la dépendance aux satellites militaires traditionnels)..

Ce modèle d'innovation repose sur une rapidité de décision et d'exécution qui tranche avec les lourdeurs des grands programmes militaires européens. Alors que l'Ukraine intègre de nouvelles technologies en quelques mois, les projets de défense européens prennent des années, voire des décennies, à se concrétiser.

L'Europe face à son retard technologique

Mais elle possède pourtant des atouts considérables : Airbus Defence, Thales, Leonardo, Dassault et d'autres géants de l'armement développent des systèmes de pointe dans l'aéronautique, l'électronique et la cybersécurité. Or, plusieurs problèmes structurels ralentissent son adaptation aux nouvelles réalités de la guerre technologique :une dépendance excessive aux États-Unis, que ce soit pour les munitions intelligentes (précision, guidage), les technologies de renseignement (satellites, SIGINT, IA) ou la cybersécurité (logiciels et infrastructures critiques), l'Europe s'appuie largement sur des solutions américaines, des cycles d'innovation trop longs, à l'instar du développement du char franco-allemand MGCS (Main Ground Combat System) et du futur avion de combat FCAS (Future Combat Air System) qui illustre la lenteur des projets européens, alors que les États-Unis accélèrent leur production d'armements innovants, une intégration insuffisantes des technologies duales, avec des technologies issues du secteur civil (IA, spatial, communications) sous-exploitées dans les systèmes de défense européens.

Face à ces défis, accélérer l'innovation militaire devient un impératif stratégique pour garantir l'autonomie et la résilience du continent. Mais contrairement aux États-Unis, qui bénéficient d'un marché unique de la défense avec des agences fédérales centralisées (comme la DARPA et In-Q-Tel), l'Europe fonctionne sur un modèle fragmenté où chaque pays développe ses propres stratégies et équipements. Ce manque de coordination engendre une duplication des efforts, avec des programmes concurrents existant sur des segments similaires (avions de combat, chars, drones, satellites), des retards dus à des désaccords politiques marqués par des programmes multinationaux comme le SCAF (Système de Combat Aérien du Futur) qui souffrent de divergences entre la France, l'Allemagne et l'Espagne sur le partage industriel, une hétérogénéité des besoins, lorsque chaque armée nationale impose ses spécificités, rendant difficile l'établissement de des standards communs.

L'innovation militaire européenne pâtit également de procédures d'achat excessivement longues et rigides. En moyenne, un programme d'armement prend entre 10 et 15 ans avant d'être opérationnel, contre 5 à 7 ans aux États-Unis et parfois moins de 2 ans en Ukraine. Le cadre réglementaire est contraignant, avec des critères d'appel d'offres lourds, excluant souvent les startups et PME innovantes au profit des grands groupes. Les projets européens visent des performances optimales dès leur conception, au lieu d'adopter une approche itérative avec mise à jour fréquentes.

Par ailleurs, l'innovation rapide est souvent freinée par le lobbying des industriels historiques, qui privilégient des développements lourds et complexes plutôt qu'une approche plus modulaire et agile. Airbus, Thales ou encore BAE Systems sont des entreprises performantes, mais elles fonctionnent sur des cycles longs qui peinent à s'adapter aux nouvelles réalités de la guerre technologique.

Alors face à ces constants, quelles réformes mettre en oeuvre pour faire de l'Europe un acteur majeur de l'innovation militaire ?

Tout d'abord, accélérer les cycles d'acquisition et de financement par la création d'un fonds européen dédié à l'innovation militaire sur le modèle d'In-Q-Tel, le fonds d'investissement de la CIA qui finance des startups stratégiques, la réduction de la durée des appels d'offres en instaurant des procédures accélérées pour l'intégration de technologies duales, le développement du capital-risque dans la défense pour soutenir l'émergence d'acteurs européens indépendants dans l'IA, la cybersécurité et les systèmes autonomes.

Ensuite, mieux coordonner l'innovation à l'échelle européenne en standardisant les besoins militaires pour éviter la fragmentation et harmoniser les acquisitions entre États membres, en renforçant le rôle du Fonds européen de la défense (EDF) pour piloter les investissements technologiques stratégiques et en développant des hubs d'innovation militaire connectant universités, startups et forces armées.

Enfin intégrer plus efficacement les startups et PME en facilitant l'accès aux marchés de la défense en réduisant les barrières administratives pour les jeunes entreprises technologiques, en créant des programmes d'incubation spécialisés pour accompagner les innovations civiles vers des applications militaires et en favorisant les partenariats public-privé sur le modèle de SpaceX et du Pentagone.

L'Europe doit choisir entre réformes et dépendance. Elle dispose des ressources technologiques, industrielles et financières pour devenir un acteur majeur de l'innovation militaire. Mais sans une réforme structurelle de ses processus de décision, de financement et d'acquisition, elle restera dépendante des États-Unis et prendra du retard face à la Chine et aux nouvelles formes de guerre numérique. L'innovation rapide n'est plus une option, mais une nécessité. La question est désormais de savoir si l'Europe saura s'adapter à temps.