« La croissance économique est la solution à beaucoup de problèmes »
Publié par Florian Langlois le | Mis à jour le
Entre inflation, réindustrialisation, énergies vertes et dette financière, l'économiste et secrétaire générale de l'INSEE, Karine Berger, fait le point sur la situation de la France et de l'Europe dans le monde. Interview.
>On distingue trois grandes puissances : les Etats-Unis, l'Asie et l'Europe, quelles sont leurs forces et leurs faiblesses ?
Tout d'abord, lorsque l'on est gestionnaire de risques, il est important de ne pas se concentrer uniquement sur les faiblesses, mais de voir aussi les forces de chacun. De manière générale, la grande faiblesse actuelle est la surprise face au retour d'inflation. Tous les pays, qu'ils soient européens, asiatiques ou américains, sont déstabilisés macro-économiquement par le retour de l'inflation. Dans le cas des Etats-Unis, cela a donné lieu à des politiques de réaction extrêmement fortes, avec une hausse des taux conséquente. En ce qui concerne l'Asie, cette inflation est quelque chose de complètement nouveau pour eux, dans le sens où ils n'avaient jamais été confrontés à cette situation de post très forte croissance avec de l'inflation. Enfin pour l'Europe, la difficulté est de réussir à trouver des réponses collectives.
Fort heureusement, ces trois puissances ont aussi de quoi répondre. Les Etats-Unis ont, de leur côté, parfaitement tiré les leçons de la crise du Covid en décidant de ne pas rester dans la dépendance de la mondialisation de l'Asie et de la Chine plus particulièrement. C'est un choix de gestion des risques qui est la principale force aujourd'hui de l'économie américaine. Elle peut être perçue, par certains, comme une faiblesse, dans le sens où les Etats-Unis veulent couper le contact direct avec la Chine, mais c'est en réalité une grande force. Le point fort de l'Asie est très simple : ils ont, sur tout un tas de secteurs, une avance en terme de recherche et de contrôle des marchés considérable. Prenons l'exemple de la filière des batteries pour voitures électriques et de leurs constituants. Aujourd'hui, la Chine détient un quasi monopole sur la chaîne de production qui correspond aux 20 ou 30 prochaines années de croissance du secteur automobile.
Enfin, la force de l'Europe est sa capacité toujours aussi forte à réfléchir ensemble. Suite au Covid, nous sommes dans des situations de réponse de politique économique, certes plus lentes qu'aux Etats-Unis et en Asie, mais coordonnées et collectives. Dans un monde incertain et inflationniste, cette réponse coordonnée peut se révéler être un atout, qu'il est important de prendre en compte.
>L'Europe doit-elle suivre l'exemple des Etats-Unis en essayant se détacher progressivement de l'Asie et de la Chine ?
N'importe quelle gestionnaire de risques a comme premier objectif sur sa to do list de diversifier son risque. Le principal risque est de se retrouver pieds et poings liés face à un fournisseur. Suite à la crise Covid, les Etats-Unis ont agi en diversifiant leurs imports. C'est la logique de n'importe quel Daf, de n'importe quel gestionnaire de risques. De ce point de vue-là, c'est un choix que l'Europe doit prendre aussi. Cela passera indéniablement par diversification de ses fournisseurs.
>Diversifier ses fournisseurs peut-il rimer avec réindustrialisation ?
Tout à fait. Lorsque une partie de la filière de production est installée sur son territoire, c'est de la diversification. En termes de fournisseur, une alternative différente est alors proposée, ce qui permet d'atténuer son risque. Cela peut s'avérer indispensable, non pas pour lutter contre la mondialisation, mais bien pour diversifier et renforcer notre place dans la mondialisation.
>Quels secteurs profiteraient le plus de cette réindustrialisation ?
Je reviens sur mon obsession personnelle qui est toute la filière d'énergie renouvelable et typiquement la question des batteries. Un des constituants indispensables à la création de ces batteries est le nickel. Des sources de nickel sont disponibles dans un certain nombre de pays européen mais ne sont pas exploitées par ces pays. Il faut réussir à mobiliser ce qui est disponible sur notre territoire, quitte à passer des accords avec d'autres pays européens afin de verrouiller un certain nombre de filières qui sont indispensables au développement de la technologie renouvelable, et notamment l'énergie renouvelable.
>En parlant des énergies renouvelables, peuvent-elles être une vraie force pour la France à l'avenir ?
C'est incontournable. L'indépendance énergétique de l'Europe et donc de la France passe nécessairement par la constitution d'une filière de production d'énergie renouvelable très forte. Et cela va même plus loin. L'ensemble des mécanismes de transport, dans 15-20 ans, dépendra exclusivement de l'électricité et des mécanismes de production électriques renouvelables ou de stockages électriques renouvelables. Nous avons, sur ce plan, des enjeux de développement industriel colossaux, mais il est important de développer l'intégralité de cette filière.
>Quelles sont les cartes à jouer pour l'Europe dans les prochaines années ? Doit-elle se pencher sur la questions des nouvelles technologies vertes ?
Il y a certaines technologies sur lesquelles l'Europe est dépassée et ne pourra pas rattraper son retard, notamment sur la filière des microprocesseurs. Il y a des pans entiers de notre économie qui dépendent de Taïwan. Et même si je plaide pour la diversification des fournisseurs et des clients, sur cette filière, il n'est plus possible de rattraper notre retard. Il y a cependant des tas d'autres technologies sur lesquelles l'Europe peut être leader. La fission nucléaire fait partie de ces vrais sujets. La data et son application industrielle, au sens large du terme, est également quelque chose qui peut devenir une force européenne. Il faut désormais s'en donner les moyens, cela va passer par des investissements plus importants que les investissements qui sont en cours actuellement.
>Comment gérer la dette financière européenne ?
L'inflation est très mauvaise, sauf pour une chose : la dette. Dans les années 70 et 80, la dette était un sujet peu abordé, car l'inflation faisait que les dettes accumulées étaient dépassées nominalement. Nous n'en sommes pas là aujourd'hui, on ne prévoit pas 15 ans d'inflation à 5%. Mais ne serait-ce que quelques années d'inflation entre 3% et 5% font que les dettes financières ne sont pas perçues de la même façon. Certes, les taux d'intérêts augmentent en même temps, mais on voit vraiment que la dette perd de la valeur via l'inflation et que les taux d'intérêts ne sont pas assez remontés pour annihiler cet effet. Je ne sais pas si ça sera suffisant, il y a forcément un besoin de croissance économique, mais les questions de dette financières ne sont pas forcément les plus cruciales pour les deux ou trois prochaines années.
>Les questions les plus cruciales sont celles liées à l'inflation ?
Oui, le plus important sera la capacité qu'ont des secteurs entiers de production à adapter, pour leurs fournisseurs, leurs clients ou leurs propres comptes, cet impact de l'inflation. Un grand nombre de financiers se sont pris un coup sur la tête lorsque l'énergie a doublé l'année dernière, parce que ce n'était pas prévu et que tous les secteurs ont vu une grande partie de leurs profits diminuer à cause de la facture énergétique. En terme macro-économique et de positionnement des entreprises, je pense que c'est beaucoup plus difficile et beaucoup plus important de travailler sur cet aspect inflationniste que sur une crise de confiance liée à la dette financière.
>La croissance coûte que coûte est-elle une solution ?
La croissance économique, avec de la valeur ajoutée, de l'intelligence humaine, est sans limite. Quand une croissance est faite uniquement par de la production et sans intelligence, il peut y avoir un problème pour la planète. Mais ce n'est pas du tout le positionnement de l'économie française et encore moins des économies européennes et américaines. Je ne crois pas aux mécanismes alternatifs, je crois que la croissance économique est d'abord, et avant tout, la capacité de l'être humain à trouver de nouvelles solutions et de nouvelles idées, de nouvelles avancées scientifiques et technologiques et c'est, selon moi, la solution à beaucoup de problèmes.
>De plus en plus de risques, de moins en moins de certitudes, dans ce contexte, comment piloter efficacement son entreprise ? Et quel rôle pour le directeur financier ?
Le directeur financier a un rôle très lourd en ce moment. Il faut faire évoluer ses prix de manière à amortir les chocs, mais il ne faut pas perdre de vue que les clients doivent aussi absorber l'évolution de prix. Il est impossible de raisonner uniquement par un blocage général des prix. Le vrai rôle du directeur financier est de tenter d'évaluer les différents scénarios de choc des prix mais c'est aussi d'essayer de voir jusqu'à quel point il est possible de redonner un minimum de souplesse de manière à ne pas perdre totalement ses marchés.
>Vous pensez qu'il sera possible ressortir plus fort de cette crise là ?
J'en suis persuadée. Toute les crises, si elles sont abordées de manière intelligente et collective, sont aussi des moyens de se renforcer. Il n'existe pas de période désespérée, la crise du Covid nous l'a démontré. Il est possible de ressortir d'une crise sereinement et de repartir du bon pied. Même si les incertitudes sont maximales aujourd'hui et qu'un certain nombre de personnes sont en train de perdre de vue les bienfaits des échanges avec les autres pays, voire avec les autres continents, je suis persuadée qu'il est possible de tirer le meilleur de tous choc et de toute crise lorsque l'on est un bon gestionnaire de risques.
Pour aller plus loin
Karine Berger participera à une table ronde lors des 30èmes Rencontres de l'AMRAE, le 1er février à Deauville sur le thème suivant : "Etat du Monde, conflits géopolitiques, inflation : l'Europe dans la tourmente ou terres des possibles ?"