La "compta" verte, mythe ou réalité ?
Publié par Camille George le | Mis à jour le
Arriver à faire apparaître comptablement les critères RSE, qui contribuent autant que les capitaux financiers à la performance de l'entreprise, implique de revoir non seulement les process comptables, mais également la logique même des modes de calcul actuels. Un enjeu à haute valeur ajoutée ?
En quelques années, le développement durable est devenu un véritable enjeu, porté par de plus en plus d'entreprises, bien au-delà d'un effet d'annonce. Mais si les actions en faveur d'une telle démarche sont aujourd'hui concrètes, elles sont encore peu mesurées ou mesurées en termes de dépenses et non de création de valeur. Comment, dès lors, intégrer ces critères à la comptabilité des entreprises ?
Le choix des outils de production, des prestataires, des méthodes de travail, les orientations RH, le choix des investissements et des investisseurs, tout peut être réfléchi sous l'angle durable ou responsable, selon les termes, conduisant les entreprises à mettre en place un modèle plus circulaire, plus vertueux. Le problème est que la valeur réellement apportée est bien souvent indirecte et, donc, difficilement quantifiable et intégrable dans les états financiers. La comptabilité telle qu'elle est produite aujourd'hui ne permet de rendre compte que des flux et pas des externalités. Et pourtant " la comptabilité est un rouage important de cette mécanique, et se doit d'être au service de la transition environnementale et sociale ", insistait Mohamed Laqhila, député des Bouches-du-Rhône, lors d'un colloque à l'Assemblée nationale sur l'intérêt et le rôle de la "comptabilité durable".
Quelle méthode appliquer ?
Alors même que les risques de perte de capitaux liés au climat sont 12 fois supérieurs aux risques liés aux subprimes en 2008, les entreprises ont tout intérêt à prendre en compte ces données extra-financières, que ce soit pour mieux évaluer leur valeur patrimoniale ou leur valeur sur leur marché. " Il y a nécessité à compter différemment notre progrès. On ne peut plus continuer à se baser sur les points de croissance du PIB tel qu'il est calculé aujourd'hui " , estimait Corinne Lepage, coprésidente du Mouvement des entrepreneurs de la nouvelle économie, lors de ce colloque.
Plusieurs écueils apparaissent toutefois. Tout d'abord, dans la façon même de calculer et mesurer la performance. " Tout ce qui n'est pas traduit en unité monétaire aujourd'hui est sous-dimensionné dans l'entreprise , déplore Patrick de Cambourg, président de l'Autorité des normes comptables (ANC). Ce surdimensionnement de la vision monétaire est naturel, mais on voit bien que la part qui n'est pas comptabilisée, c'est-à-dire tout le spectre de l'immatériel, pas seulement les données environnementales, s'accroît. Et avec elle, l'écart entre la valeur mesurée des entreprises et la valeur boursière. " Il n'y a donc pas de connectivité entre le financier et l'extra-financier.
" La difficulté que nous rencontrons au sein des services financiers des entreprises est que, malgré la multiplication des projets et actions de développement durable mis en oeuvre, nous ne sommes pas capables de les mesurer comptablement et d'en estimer la valeur ", explique Sylvie Dalmazzo, CFO du groupe Pernod Ricard. C'est pourquoi le groupe a fait partie de l'initiative de test collectif de la méthode CARE en région PACA (voir encadré) afin d'évaluer si une normalisation comptable pour avoir un process commun avec un objectif commun était possible déjà à l'échelle d'une zone définie. " Grâce à ce test, la démarche CARE nous semble claire et déployable à l'échelle du groupe, ce qui nous permettra de mieux gérer nos engagements et, surtout, de les valoriser."
En effet, le modèle CARE reprend à son compte les principes de la comptabilité traditionnelle pour l'étendre aux capitaux naturels et humains. Pour obtenir un profit intégrant les coûts relatifs au développement durable, CARE généralise la notion de profit selon laquelle celui-ci représente le montant maximum que l'on peut dépenser sur une période, tout en maintenant le capital. La méthode vise ainsi à concevoir un profit qui ne dégrade pas les capitaux naturels, humains et financiers de l'organisation.
Cependant, cela ne résout pas le deuxième écueil, qui concerne les données elles-mêmes. En effet, pour traduire les données de gestion en reportings clairs, il y a un premier distinguo à faire entre les données sociales, disponibles et explicites, et les données environnementales, qui représentent un vaste chantier en termes de traitement. " On se retrouve à manipuler des données et des requêtes complexes. L'enjeu est donc d'arriver à industrialiser le reporting. Cela passe par nos contrôleurs de gestion et nos comptables. Les services ont besoin d'être acculturés RSE pour parler le même langage et construire de façon intelligible le SI comptable ", indique Muriel Duguay, responsable des projets RSE au sein du groupe Onet.
Corinne Baudoin, représentante de la Société française des analystes financiers (SFAF), dresse peu ou prou le même constat : " Avec un engouement croissant pour les analyses extra-financières, le reporting extra-financier est aujourd'hui pléthorique mais lacunaire. " Et malgré une harmonisation bénéfique au niveau européen, depuis l'entrée en vigueur de la nouvelle DPEF (Déclaration de performance extra-financière), elle regrette un manque de normalisation au niveau des indicateurs : " Il y aura de vrais changements lorsque les états comptables rendront compte des analyses extra-financières. "
Faut-il normaliser ?
La connectivité manquante entre le financier et l'extra-financier pourrait exister par le biais d'une nouvelle norme comptable, la valorisation financière permettant d'apporter un certain pragmatisme à l'approche RSE. Mais développer une méthode comptable, en tant qu'outil, pour que les externalités soient mesurées et visibles au bilan comptable des entreprises est une chose, pour autant faut-il légiférer? Si la loi Pacte, qui introduit la notion d'objet social de l'entreprise, tend à donner plus de corps législatif à ces problématiques, il ne faut pas oublier que les entreprises demandent moins de normes et moins de fiscalité !
Souvent la normalisation bride l'innovation. Faut-il transformer la comptabilité ou intégrer à l'analyse financière l'analyse extra-financière ? La question se pose. Pour Delphine Lalu, présidente de la section activités économiques au Cese et responsable RSE AG2R La Mondiale, il est essentiel de bien consolider l'analyse financière et la gouvernance pour ne pas tout faire porter à la comptabilité : " Le premier point serait de mettre en cohérence toutes les obligations en la matière. La DPEF est une vraie chance de remettre la RSE au coeur du sujet. "
Alexandre Rambaud, chercheur au Cired et coresponsable de la chaire "Comptabilité écologique" détenue par les universités AgroParisTech, Paris-Dauphine et Reims Champagne-Ardenne, a un avis plus tranché : " Oui, il faut réguler. " La comptabilité étant un support de dialogue qui, aujourd'hui, manque de vocabulaire pour une bonne compréhension, il juge que l'un des premiers points pourrait être de créer de nouvelles classes de comptes pour traduire la réalité des entreprises. " Il peut y avoir aussi restructuration des provisions, un travail peut être mené sur la classification des comptes pour rendre les externalités plus visibles. "
Une chose est sûre selon Hervé Gbego, président fondateur du cabinet Compta Durable, bras expérimental de la méthode CARE : " L'expérimentation a besoin d'un coup d'accélérateur. " Une proposition de loi sera faite d'ici la fin de l'été, non pour entraver mais pour inciter les entreprises. " Mais parce qu'on ne touche pas à la fiscalité sans y avoir mûrement réfléchi, le sujet sera envisagé à trois échelles : l'entreprise, le territoire et la filière. " Affaire à suivre donc.
FOCUS
La méthode CARE
Le modèle Care (Comptabilité adaptée au renouvellement de l'environnement) transpose les méthodes conventionnelles de conservation du capital à la gestion des ressources naturelles et humaines. Outil comptable de pilotage stratégique et de reporting intégré, il permet de garder l'ensemble des capitaux financiers, humains et naturels de l'entreprise afin d'éliminer les risques que leur raréfaction occasionnerait et d'assurer sa performance globale. É laborée par le cabinet Compta Durable et l'Institut national de l'économie circulaire (INEC), la méthode est testée collectivement par un certain nombre d'entreprises en région Paca depuis avril 2018. L'opération, soutenue par l'Ademe, s'inscrit dans l'esprit de la loi Pacte.