Sobriété dans le numérique : que peut faire le Daf ?
Publié par Eve Mennesson le - mis à jour à
En matière de consommation d'énergie et d'impact environnemental, le numérique est clé. Matériel trop souvent renouvelé, data centers à l'autre bout du monde... La direction financière a des leviers sur lesquels agir pour aider à faire les bons choix.
Les impacts associés à l'empreinte numérique d'un salarié d'entreprise sont conséquents. D'après le Benchmark Green IT 2022, cela correspondrait, par jour et par personne, à 2 kg équivalent CO2 (soit 11 km en voiture thermique), 370 kg de terre excavée (5 fois notre poids) et 1 068 litres d'eau (soit 18 douches). Sur une année, cela représenterait 426 kg équivalent CO2 par utilisateur. « C'est 43 % du "budget annuel soutenable" d'un Européen » rappelle Frédéric Bordage, fondateur du collectif Green IT. Des impacts qui concernent bien sûr les collaborateurs de la direction financière, qui se digitalise fortement. Dès lors, quelles sont les pistes pour une démarche de sobriété numérique, au sein de la Daf, plus respectueuse de l'environnement ?
Tout d'abord, Arnaud Gueguen, qui a coécrit le rapport Impact environnemental du numérique pour The Shift Project, conseille de débuter par une sensibilisation des collaborateurs. Ce qui peut se faire à travers des formations, des plénières ou des dispositifs plus ludiques comme la Fresque du numérique. Cette sensibilisation est primordiale pour faire accepter les évolutions nécessaires à une empreinte numérique moins conséquente.
Moins d'écrans et moins de renouvellements
D'autant plus que le premier levier, pour réduire les répercussions du numérique des entreprises sur l'environnement, est de s'attaquer au matériel informatique. Le Benchmark Green IT 2022 le met en exergue : le matériel est la première source de l'épuisement des ressources abiotiques (c'est-à-dire non vivantes, à 54 %), des radiations ionisantes (36 %), du bilan eau (36 %) et du réchauffement global (25 %). Ce qui veut dire éviter la multiplication des écrans (notamment LED, mais aussi surdimensionnés) et renouveler moins souvent les téléphones portables. « Sur le terrain, on voit des postes utilisateurs suréquipés avec deux énormes écrans pour des gens qui ne font que de l'Excel. Il s'agit donc d'adapter le matériel au vrai besoin. Cela passe aussi par le fait de ne changer de smartphone que tous les 6 ans et pas tous les 3 ans » précise Arnaud Gueguen.
Matthias Savoye, coach carbone chez Sami - start-up qui a conçu un outil SaaS destiné à aider les entreprises dans leurs démarches de décarbonation - avance aussi l'option du BYOD (pour bring your own device : le fait d'utiliser du matériel personnel à des fins professionnelles) : « Cela évite le doublement du matériel informatique. Pour faire accepter cette démarche, on peut mettre en place une compensation. » On peut aussi opter pour le COPE ( corporate owned, personally enabled : le fait de permettre d'utiliser du matériel professionnel à des fins personnelles).
Limiter l'impact du matériel informatique c'est aussi revoir sa façon d'acheter. Didier Mallarino, ingénieur-chercheur au CNRS et membre du groupe Ecoinfo, conseille de se tourner vers des machines qui ne soient pas bas de gamme lors de ses achats afin d'allonger la durée de vie du matériel. « Prendre des garanties longues est aussi une solution afin de réparer les machines en cas de problème » ajoute-t-il. « Dès l'achat, il s'agit de se poser des questions de solidité, de réparabilité et de ne pas chercher uniquement quelque chose de bien et pas cher » approuve Arnaud Gueguen.
Alexis Sztejnhorn, partner chez PMP Strategy, parle « d'achats responsables » : clauses RSE dans les appels d'offres, usage de la location de matériels lorsque cela est approprié, questionnements sur la provenance des produits (mode de fabrication, produits recyclés, reconditionnés), etc. « Il faut aussi se soucier de la fin de vie des équipements et préférer notamment une remise en état avec une réaffectation en interne » complète-t-il.
Restons sur les achats responsables pour parler d'un autre type de fournisseur : ceux qui délivrent des prestations informatiques, notamment les data centers. Le choix de son prestataire peut en effet influer sur ses répercussions environnementales selon la localisation des machines : sont-elles situées en France ou dans un pays au mix énergétique plus émissif ? En Europe ou dans un pays plus lointain (ce qui veut dire plus de retombées lors des transmissions de données) ? « Quand on passe par un prestataire de service SaaS ou IaaS, on ne sait pas forcément où se situe le data center et si le mix énergétique du pays dans lequel il est situé conduit à de fortes émissions de GES ou non. Il faut donc poser la question de la localisation du data center » incite Arnaud Gueguen.
Localisation des data centers et écoconception
Matthias Savoye recommande de s'intéresser à l'efficacité du data center, c'est-à-dire à son PUE (power usage effectiveness). « Il s'agit du ratio entre l'énergie totale consommée par le data center et l'énergie nécessaire aux serveurs informatiques. Cela permet d'estimer l'énergie gâchée. Plus il est proche de 1, mieux c'est. Un PUE faible se situe autour de 1,2 » précise-t-il. On peut aussi éviter de mettre des données dans des data centers et les conserver en local. « On élimine ainsi du trafic réseau » note Didier Mallarino. « En hébergeant en interne, moins de serveurs sont utilisés » complète Frédéric Bordage.
Un travail similaire peut être effectué auprès des éditeurs de logiciels, même si les données peuvent être plus difficiles à obtenir, notamment sur la localisation des data centers qu'ils utilisent. Pour pallier ce manque d'informations, Matthias Savoye incite à demander l'empreinte carbone de la société et son chiffre d'affaires afin de calculer son intensité (émissions directes divisées par le chiffre d'affaires) et de la comparer avec les chiffres donnés par l'Ademe. « Par exemple, les entreprises du numérique ont une intensité de 170 » rapporte Matthias Savoye. Il ajoute que de plus en plus de prestataires donnent une fiche récapitulant l'empreinte carbone des clients : « Ce peut être utile à condition de regarder le détail : le chiffre global inclut l'utilisation d'énergies renouvelables et la compensation, ce qui fausse un peu les données. »
Vis-à-vis des achats de logiciels, on peut également questionner les éditeurs afin de savoir si une démarche d'écoconception a été mise en oeuvre. « Dans les services numériques, l'écoconception consiste à proposer des applications légères consommant peu de serveurs et peu de bandes passantes et qui sont en mesure de tourner sur des matériels vieillissants » définit Frédéric Bordage. Ainsi, Sébastien Lescop, directeur général de Cloud Temple, insiste sur le choix du langage de programmation. « Cela a un impact énorme : C et Rust consomment 80 fois moins que Perl ou Python. Il faut choisir des langages proches du fonctionnement du processeur, ce qui simplifie l'exécution des commandes. Plus on utilise des outils développés pour le cloud, moins ils vont consommer » explicite-t-il. « Si tout le monde pose ces questions, les acteurs vont peut-être évoluer. On peut aussi les interroger sur la possibilité de faire tourner leur logiciel sur de vieilles versions de Windows : le matériel doit en effet souvent être remplacé parce qu'il ne supporte pas les nouvelles versions de systèmes d'exploitation » souligne Didier Mallarino.
Il invite aussi à utiliser les logiciels libres : pour Excel, par exemple, on peut se tourner vers Libre Office. « Les logiciels libres tournent sur tous les environnements » indique-t-il. Frédéric Bordage pousse aussi à poser des questions sur la durée du support technique (si elle n'est pas longue, il faut renouveler plus souvent le logiciel, souvent plus gourmand) et s'il est possible de dissocier les mises à jour de conformité des mises à jour de confort (fonctionnalités non essentielles qui peuvent consommer plus).
Questionner ses usages
Ce sujet des achats responsables interroge également les pratiques au sein de la Daf. « Est-il nécessaire de demander à ses prestataires une qualité de service 24/24 qui oblige à mettre en face des ressources en matière d'équipement, de réseau, de capacité de stockage, etc. ? A-t-on besoin de réaliser des calculs très rapidement, d'intelligence artificielle qui formule beaucoup de suggestions, de reporting en permanence ? » demande Laurent Lefevre, chercheur à l'INRIA et membre d'Ecoinfo. Il s'agit en effet de savoir ce dont on a réellement besoin pour mettre en face le bon niveau de service et ne pas faire tourner des machines qui consomment et s'usent inutilement. « Le moins est souvent le mieux : moins de ressources, moins de matériels, moins de services » souligne-t-il.
Remettre en question ses besoins veut aussi dire qu'on accepte un risque, celui de ne pas avoir l'information que l'on cherche immédiatement, d'avoir un outil inaccessible quelques heures, etc. « Il faut se demander quelle est la juste résilience dont on a besoin » avance Sébastien Lescop. Interroger ses usages, c'est aussi éteindre une application aux heures d'inutilisation pour réduire la consommation. Et, bien sûr, éteindre les machines le soir, pour moins consommer et retarder leur vieillissement. « En tant qu'utilisateur, on peut éviter de rafraîchir trop souvent une application pour que les données ne soient pas trop souvent transférées » continue Matthias Savoye. Frédéric Bordage met cependant en garde contre l'écologie punitive qui consisterait à éteindre complètement sa machine quand on va prendre un café. « Une veille légère suffit. La sobriété numérique est plus simple que ce que l'on veut nous faire croire » insiste-t-il.
Le Daf peut aussi jouer son rôle de comptable en matière de sobriété numérique et mesurer, capter de la data, mener des analyses, etc. pour orienter les décisions. « Il doit être en mesure de participer au chiffrage des répercussions du numérique aussi bien financières qu'écologiques » résume Alexis Sztejnhorn. Il propose notamment de faire un dashboard de performances sur le sujet pour savoir où en est l'entreprise. « Une étude de matérialité qui fait apparaître les endroits où agir avec impact est également intéressante » ajoute-t-il. Frédéric Bordage s'interroge quant à lui sur la possibilité d'adopter des durées d'amortissement longues, d'au moins 5 ans, pour le matériel informatique. « C'est un mécanisme simple qui fait sens » juge-t-il.
Coordonner les ressources
Pour mener ce travail à bien, Alexis Sztejnhorn appelle les directions financières à travailler de manière coordonnée avec les autres acteurs concernés par la sobriété IT, à savoir les directions RSE, DSI, achats et même RH. Ensemble, ces directions peuvent s'interroger sur les achats responsables de matériel et de prestations numériques, sur le niveau de service nécessaire en matière d'usages numériques, mais aussi se questionner sur la numérisation à outrance.
« Si le réflexe est d'aller dans le sens de la digitalisation, il faut se demander si le bénéfice business est intéressant au regard des risques pris » pointe-t-il, parlant de risques environnementaux, mais aussi financiers et cyber. Le métavers, par exemple, n'est pas forcément intéressant en ce qui concerne le business, mais a de fortes répercussions environnementales aussi bien du point de vue du réseau que du nouveau matériel à acquérir pour pouvoir l'utiliser. « Un service en appelle un autre, une infrastructure en appelle une autre... Il faut faire des calculs d'anticipation des impacts et les prendre en compte dans le processus de décision » juge-t-il.
Si le numérique a également des conséquences positives sur l'environnement (télétravail, moins d'échanges de données via des applications performantes, etc.), il s'agit de ne pas créer des besoins numériques inutiles, consommateurs et émissifs.